loader image

Le 17 décembre 2015, un cardiologue se suicide à l’Hôpital Georges Pompidou à Paris, vraisemblablement victime de harcèlement moral. Cette affaire relayée dans les médias avait suscité beaucoup d’émotion dans la communauté hospitalière. Elle avait révélé au grand public un phénomène, qui s’il touche l’ensemble du monde du travail, concerne aussi les praticiens hospitaliers.

L’existence d’une définition textuelle du harcèlement moral.

Si la notion de harcèlement moral ne rejoint pas nécessairement celle de souffrance morale au travail qui peut être indépendante de tout agissement, elle est définie par plusieurs textes.

Tout d’abord, l’article 6 quinquiès de loi du 13 juillet 1983 portant statut général de la fonction publique selon lequel « Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. ».

Dans le Code pénal, l’article 222-33-2 dispose que « Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30.000 € d’amende. ».

Enfin, l’article L1152-1 du Code du travail dispose qu’ « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Ainsi, on retrouve dans ces trois textes trois critères caractérisant le harcèlement moral : la nécessité de la répétition d’agissements [1], des agissements qui sont susceptibles d’avoir pour effet ou pour objet une dégradation des conditions de travail et enfin une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à la dignité, à la santé physique ou mentale ou de compromettre l’avenir professionnel [2].

La définition du harcèlement moral apparaît ainsi large et incertaine.

En pratique, les réformes successives sur l’organisation des établissements publics de santé conduisent souvent, dans leur mise en œuvre, à une dégradation des conditions de travail des personnels hospitaliers par le manque d’effectifs et de moyens qu’elles occasionnent pouvant affecter la santé des personnels. De telles situations sont ainsi de nature à entrer dans la définition du harcèlement moral. D’autant que l’intention n’est pas un critère pour caractériser le harcèlement moral. En outre, il peut émaner d’un collègue et même d’un subordonné [3] ou d’un supérieur hiérarchique.

S’agissant des praticiens hospitaliers, aucun texte statutaire ne prévoit l’interdiction de les exposer à une situation de harcèlement moral. Le juge administratif a toutefois consacré un principe général du droit [4] prohibant le harcèlement moral à l’encontre de l’ensemble des agents publics et qui reprend in extenso la définition [5] de l’article 6 quinquiès appliquée à la fonction publique.

Ce principe fait ainsi l’objet d’une application par le juge administratif aux praticiens hospitaliers à temps plein [6] comme à temps partiel [7] , aux hospitalo-universitaires [8], aux praticiens contractuels [9], aux praticiens attachés [10] et aux praticiens en période probatoire [11].

Le harcèlement moral invoqué devant le juge administratif.

L’engagement de la responsabilité de l’établissement.

Face à une situation de harcèlement moral, le praticien hospitalier peut, outre porter plainte contre l’auteur des faits voire contre l’établissement qui ne l’en a pas protégé [12], demander la protection fonctionnelle [13] auprès de ce dernier [14].

En effet, le directeur d’un établissement public de santé dispose du pouvoir de direction sur l’ensemble du personnel de son établissement [15] et peut ainsi intervenir auprès du ou des agents auteurs d’agissements constitutifs de harcèlement moral pour les faire cesser.

En tout état de cause, le praticien victime de harcèlement pourra, qu’il demande ou non la protection fonctionnelle, engager la responsabilité de l’établissement en sollicitant l’indemnisation de ses préjudices du seul fait qu’il subit un tel harcèlement. En cas de refus de son établissement, il pourra saisir la juridiction administrative. A cet égard, tout récemment, par un revirement de jurisprudence, le Conseil d’Etat a consacré un régime de responsabilité sans faute, c’est-à-dire que l’agent n’a pas à prouver une faute de l’établissement [16]. Avant ce revirement, le praticien devait rapporter la preuve d’une faute de celui-ci [17]. Par ailleurs, la nature des agissements ne peut venir atténuer la responsabilité de l’établissement dès lors que le harcèlement moral est établi [18]. Toutefois, le juge rappelle qu’il prend en compte dans son appréciation les comportements respectifs de l’agent auquel il est reproché des agissements et de celui qui s’estime en être victime [19].

Le praticien hospitalier doit, quoi qu’il en soit, d’abord apporter des éléments présumant qu’il a été victime de harcèlement moral et qui lui ont directement occasionné des préjudices.

Toutefois, s’il doit présenter des éléments de preuves, il revient à l’établissement de prouver en sens contraire que les agissements étaient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement [20]. Ce raisonnement s’applique également aux hospitalo-universitaires [21] et même aux praticiens en période probatoire [22] .

S’agissant du harcèlement émanant d’un supérieur hiérarchique, le juge s’attache à examiner si les agissements excèdent « l’usage normal du pouvoir hiérarchique » [23] (…) pour caractériser le harcèlement ou restent dans le « cadre normal du pouvoir d’organisation du service et des prérogatives de l’employeur » [24] ou le simple « cadre normal du pouvoir d’organisation du service » [25]auquel cas le harcèlement moral ne sera pas reconnu.

Ainsi, il peut s’agir d’agissements et d’abstentions de l’employeur qui ont créé des conditions de travail de nature à dégrader l’état de santé d’un praticien hospitalier [26].

Une affaire permet de fournir un florilège des agissements qualifiables de harcèlement moral. Elle opposait un praticien hospitalier à l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris [27]. Le juge avait caractérisé le harcèlement moral en relevant des agissements particulièrement variés : l’attribution d’un local de consultation en dehors du service, les modifications fréquentes et inopinées des plannings, des demandes de remplacement tardives par un supérieur hiérarchique occasionnant une surcharge de travail et compliquant l’organisation des consultations par le praticien, la persistance de la désorganisation du service en matière de planning malgré les alertes à la hiérarchie, des remplacements principalement demandés au praticien de manière inopinée et peu courtoise, l’absence de prise en compte des mauvaises conditions dans lesquelles le praticien effectuait ses consultations, le cantonnement à des tâches subalternes, l’exclusion de travaux valorisants, les publications d’articles du praticien écartées, la réduction importante du nombre de plages de consultations, l’opposition du chef de service à voir partir le praticien dans un autre service, le fait de faire indirectement savoir au praticien la volonté par son supérieur hiérarchique qu’une démission ou une mutation lui permettrait de le remplacer et les reproches sur des absences liés aux arrêts maladie du praticien.

Le praticien victime de harcèlement moral reconnu par le juge administratif a le droit à la réparation intégrale de ses préjudices. Pour autant qu’ils aient un lien direct avec le harcèlement, le préjudice moral [28] et de carrière constituent ainsi des préjudices réparables [29]. Le préjudice lié à la perte de rémunération résultant de l’incapacité à accomplir des gardes ou des astreintes en raison du harcèlement peut également être invoqué [30].

Le recours visant à faire cesser le harcèlement en urgence.

Le juge administratif a reconnu que le droit pour un agent public de ne pas être exposé à des agissements constitutifs de harcèlement moral constitue une liberté fondamentale [31] dans le cadre d’une procédure de référé liberté devant le juge administratif. Celle-ci permet à toute personne de saisir, en cas d’urgence, et dès lors qu’il existe une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale un tribunal administratif qui pourra ordonner toutes mesures nécessaires pour faire cesser une telle atteinte [32].

Dans une affaire opposant un professeur des universités – praticien hospitalier et l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris, le juge des référés avait ainsi été saisi pour faire cesser le harcèlement moral émanant du chef de service. Il était invoqué le droit à ne pas être exposé à un harcèlement moral et demandé au juge d’ordonner toutes mesures de nature à y mettre un terme. Le juge a fait droit à sa demande [33] notamment en enjoignant à l’établissement de ne plus le placer sous l’autorité de son chef de service, solution confirmée par le Conseil d’Etat [34] .

En conclusion, malgré les évolutions favorables de la jurisprudence, il paraît encore souvent difficile d’établir la réalité d’une situation de harcèlement moral.

Il revient néanmoins au directeur de l’établissement de santé de veiller à ce que notamment les praticiens hospitaliers ne soient pas exposés à de tels agissements et à prendre les mesures adéquates pour empêcher ou faire cesser une situation de harcèlement sous peine de risquer de voir engager la responsabilité de son établissement.

15/01/2020

[1] Un fait isolé ne saurait caractériser un harcèlement moral (voir, par exemple, Cour administrative d’appel de Marseille, 11 octobre 2016, n°14MA03930 : praticien hospitalier sérieusement mis en cause par sa hiérarchie lors d’une réunion).

[2] En pratique, il faut prouver de telles atteintes et pas seulement qu’elles soient susceptibles d’être portées.

[3] Conseil d’Etat, 3 octobre 2016, n°389451

[4] Règles non-écrites de portée générale formulées dans aucun texte mais que le juge considère comme s’imposant légalement à l’administration.

[5] « aucun agent public ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »

[6] Cour administrative d’appel de Marseille, 11 octobre 2016, n°14MA03930 ; Cour administrative d’appel de Nantes, 12 avril 2019, précité ; implicitement, Cour administrative d’appel de Nancy, 14 mai 2019, n°17NC01395.

[7] Cour administrative d’appel de Versailles, 13 juin 2019, n°17VE02537.

[8] Cour administrative d’appel de Nancy, 17 octobre 2019, n°17NC01134 : concernant un professeur des universités -praticien hospitalier

[9] Conseil d’Etat, juge des référés, 15 octobre 2019, n°434664.

[10] Cour administrative d’appel de Paris, 14 novembre 2017, n°16PA02977.

[11] Cour administrative d’appel de Marseille, 28 mars 2017, n°16MA03535.

[12] Cour de cassation, chambre criminelle, 13 novembre 2018, pourvoi n°17-81.398.

[13] Le droit à la protection fonctionnelle constitue un principe général du droit : pour un praticien hospitalier, voir, Cour administrative d’appel de Lyon, 13 juin 2017, n°15LY00368 ; pour professeur des universités – praticien hospitalier, voir, Cour administrative d’appel de Douai, 20 septembre 2018, n°17DA00253.

[14] L’administration employeur a l’obligation de protéger l’agent qui fait l’objet d’attaques liées directement à sa fonction ou commises à l’occasion de l’exercice de ses fonctions.

[15] Article L6143-7 alinéa 4 du code de la santé publique.

[16] Conseil d’Etat, 28 juin 2019, n°415863, Leb.

[17] Cour administrative d’appel de Paris, 1er juin 2016, n°14PA02657.

[18] Conseil d’Etat, 19 novembre 2014, n°365629.

[19] Cour administrative d’appel de Nancy, 25 juin 2019, n°17NC00979.

[20] Cour administrative d’appel de Nantes, 10 juillet 2017, n°15NT03191, concernant un praticien hospitalier à temps plein.

[21] Cour administrative de Douai, 4 juin 2018, n°15DA01405 et n°15DA01406, concernant un professeur des universités-praticien hospitalier, s’agissant d’un Maître de conférences des universités-praticien hospitalier, voir, Cour administrative d’appel de Douai, 21 décembre 2017, n°16DA02264.

[22] Cour administrative d’appel de Marseille, 28 mars 2017 précité.

[23] Le Conseil d’Etat avait dégagé ce principe pour les fonctionnaires (Conseil d’Etat, 30 décembre 2011, commune de Saint-Perray, n°332366, T. Leb.).

[24] Cour administrative d’appel de Nantes, 12 avril 2019, n°17NT01504

[25] Cour administrative d’appel de Lyon, 12 mars 2019, n°17LY00983.

[26] Cour administrative d’appel de Marseille, 11 octobre 2016, n°14MA03930.

[27] Cour administrative d’appel de Paris, 1er juin 2016 précité

[28] Cour administrative d’appel de Marseille, 11 octobre 2016 précité.

[29] Cour administrative d’appel de Paris, 1er juin 2016 précité.

[30] Cour administrative d’appel de Marseille, 11 octobre 2016, précité.

[31] Conseil d’Etat, 19 juin 2014, commune du Castellet, n°381061, T. Leb. p.794.

[32] Article L521-2 du code de justice administrative.

[33] Ordonnance du Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, 25 avril 2015, n°1503621.

[34] Conseil d’Etat, 21 mai 2015, Assistance publique – Hôpitaux de Paris, n °390056.